Quel est ton rêve le plus cher ?
Et après ? Est-ce qu’il reste de l’espoir lorsqu’on réalise son rêve ?
Parfois, il a l’impression d’être mort. Son cœur bat vainement, tambourine silencieusement, sans même soulever l’habituel flot de tourments. Sa tête est vide ; ses yeux, aveugles ; son corps, pesant. Il peut rester inerte longtemps, à se demander ce qui le pousse à aller de l’avant. Y a-t-il seulement un avenir pour lui, l’enfant maudit élevé comme un bandit ? Il se dit que non. La seule chose qui le faisait vivre, c’était l’espoir de s’échapper. De fuir cette vie qui ne lui faisait pas envie. De laisser derrière lui l’horreur, le sang, la peur, la nuit. Depuis toujours, il rêvait de respirer autre chose que la puanteur des égouts, la misère de l’humanité, la poussière du ventre de la Terre.
Et après ?
Il a atteint la surface. Il s’est délesté de ses chaînes. Le voilà libre de mener la vie qu’il dessine pour lui. On peut dire qu’il a réalisé son rêve. Et le manque se fait cruellement ressentir. Il ne peut pas vivre sans objectif à atteindre. Car tout le monde poursuit sa bonne étoile. Tout le monde a besoin d’y croire. Croire en tout, en n’importe quoi. Mais pas en rien du tout. Alors il faut bien se redresser, de nouveau s’élancer, imaginer un rêve à effleurer. A présent libre de ses mouvements, maître d’une destinée qu’il ne se laissera plus dérober, le jeune homme part à la quête de lui-même. Espère un jour devenir quelqu’un. Devenir lui.
Et après ?
Crains-tu les Titans ?
Jamais il ne l’admettra. C’est un homme ; il n’a pas le droit. Il n’a pas le droit d’avoir peur. Il n’y a pas de quoi. Craindre les titans, c’est avoir peur pour sa vie. Est-ce qu’il tient à sa vie, lui ? Il aimerait dire que non ; et pourtant oui. Il s’efforce d’y trouver un sens, s’efforce d’entrevoir la lumière au bout de cet interminable tunnel de ténèbres. Parfois, il ressent la vie. Il a envie. Alors il s’écoute, il s’élance, oublie le doute, tente sa chance. De petits pas qui l’incitent à toujours en faire plus. De petits pas qui le raccrochent à ce monde qu’il n’a jamais essayé de quitter. De petits pas qui laissent sur ses lèvres un goût sucré. Un goût qu’il veut continuer à savourer.
Alors bien sûr qu’il a peur. Bien sûr qu’il craint de se voir happer dans un gosier dépourvu d’humanité. Bien sûr aussi qu’il craint de voir ses coéquipiers subir une irréparable fatalité. Mais cette peur, il ne la laisse pas l’habiter. Il l’écarte au plus loin de lui, la repousse et la maintient hors de lui, afin qu’elle ne lui coûte pas la vie. Privé du doute et de toute crainte, son corps n’obéit qu’à sa raison. Pas une once d’hésitation. Quand il faut partir en mission, le tempétueux voyou retrouve un sang-froid qu’on ne lui soupçonne pas. Il n’y a alors plus de titan ni d’hommes. Seulement un colossal adversaire à terrasser.
Comment vois-tu ta vie dans quinze ans ?
Il est bien incapable de se projeter aussi loin. Il est de ceux qui vivent sans penser à demain. Parce que demain est un autre jour, et qu’on ignore de quoi il sera fait. Lui en a trop souvent fait les frais. Trimballé de droite à gauche comme un vulgaire objet, on ne lui a pas demandé son avis. Il a subi. Jusqu’au jour où il en a eu assez, où il a préféré s’évader. Depuis, il tente de se raccrocher à n’importe quoi qui puisse lui donner la volonté d’avancer. Rien de très fixe, rien de très précis. Seulement des petites choses qui l’aident à savourer chaque journée. Il vit chaque jour comme si c’était le dernier, avec la féroce idée de ne pas même y songer. Demain, il n’en sait rien. Un mur peut s’effondrer ; un ami, se faire manger ; un monde, s’écrouler. Et dans quinze ans ? Qui donc se tiendra encore là dans si longtemps ?
Que penses-tu du bataillon d'exploration ?
Sa rédemption. Sa dernière chance. Si certains les voient comme le poids du peuple, qui coule la population toujours plus en direction du fond, lui éprouve de la fierté à avoir intégré ce corps d’armée. Le Bataillon est sa planche de salut, à lui, l’ange déchu. Une porte de sortie qui s’est présentée à lui au moment où il en avait besoin. Un peu comme un coup du destin. Une nouvelle vie pour effacer celle qu’il voudrait oublier. Une chance de se racheter, de changer, de devenir quelqu’un pour s’accepter enfin. Un océan de liberté pour ce dépravé qui n’en pouvait plus de suffoquer. Un abysse de lumière pour celui dont les yeux n’ont vu qu’encre et ténèbres.
En dépit du peuple mécontent qui les pointe d’un doigt accusateur, Qheops trouve en ses semblables l’occasion de tisser des liens véritables. Des liens normaux, des liens ordinaires, des liens qui correspondent bien à des êtres humains. A des années lumières de ce qu’il a pu connaître en enfer.
Et de la Garnison et des Brigades Spéciales ?
Contrairement à ceux qui aiment répandre leur venin, la Garnison et les Brigades Spéciales, lui, il n’en pense rien. Ce sont bien des corps d’armée au même titre que le sien. Deux ilots sur lesquels s’échouent les carcasses des naufragés qui veulent contribuer à sauver l’humanité. Il ne peut pas y avoir des volontaires suicidaires partout. Il en faut aussi à l’intérieur des murs, même s’ils connaissent une vie moins dure. De toute manière, il y aura toujours quelqu’un pour se plaindre de tel ou tel corps d’armée. A croire que l’humanité ne peut se satisfaire d’aucune réalité.
Si Qheops n’a pas opté pour l’une ou l’autre de ces unités, c’est parce qu’il sait qu’il s’y serait senti étranger. La vie dorée à l’abri des murs les mieux gardés, ce n’est pas sa tasse de thé. C’est une vie trop facile, trop étriquée. Lui a besoin de respirer. Son exil au sein du bataillon d’exploration n’enlève rien au respect qu’il porte à ses collègues éloignés.
Tu as des choses à nous raconter à ton sujet ?
Il n’a pas de réel souvenir de sa vraie vie. Il n’avait que quelques mois à peine lorsque son propre père l’a anéanti. La faute à la vie, au destin, à cette famille aux poches trop peu remplies pour vivre sans prier pour le lendemain. Les Ainsley font partie de ces gens pauvres qui connaissent la misère, le calvaire. Rien qui pourtant ne les freine à l’idée d’avoir un enfant. Mais deux ? C’est beaucoup, d’un seul coup. Deux nouvelles bouches à nourrir, ce n’est pas rien. La mère est confiante, aimante. Le père, amiante. Un terreau fertile pour une horreur volubile, indélébile. Sujet depuis longtemps à une forme de dépression qu’il a toujours refusé de reconnaître, il noie sa peine dédoublée dans l’alcool et les cartes à jouer. Il flambe des billets qu’il ne détient pas, il promet de l’argent à qui le voudra ; un argent qu’il ne possède pas. Les dettes s’accumulent. Les trois autres membres de la famille font naufrage sans vraiment s’en rendre compte. Jusqu’à ce que le père commette l’irréparable. Incapable de trouver une solution à sa situation, il échange son petit garçon.

Ce que devient le reste de sa famille, il ne le sait pas. Lui échoue entre les mains de bandits. Il grandit dans la ville qui ne connaît que la nuit. Le vice aussi, les crimes, le délit. Il n’y a rien là en bas pour les enfants de cet âge-là. Ni amour, ni espoir. Certainement pas pour ce petit bâtard. Ses cheveux de feu tranchent un peu trop le velours des ténèbres. On ne le regarde pas, on parle de lui tout bas. Ce gamin-là, on ne l’aime pas. Et il le sait. Il le sait parce qu’on le bat. Dans cette encre poisseuse où tout n’est que violence, il apprend, comprend que personne ne supporte son existence. Il n’est pas d’ici. Mais il n’est plus vraiment d’ailleurs. Sans racines, il n’est qu’une plante morte qui se laisse porter au gré d’un destin dont il ne commande rien. Il essaye pourtant de s’ancrer dans sa terre d’accueil, tente d’y vivre plutôt que d’y survivre. Il veut s’adapter, quitte peut-être à se renier. Mais peut-on renier quelqu’un dont on ne connaît rien ? Lui tente de se forger une identité. D’exister. Alors il imite ceux qui sont devenus les siens. Il vole, braque, intimide, ricane, cogne, craque, dissimule, tait, fait taire, se drogue pour enfin se parfaire. Il devient quelqu’un qu’il n’aurait jamais dû être. Un survivant qui se perd dans ses propres tourments.

Sa nouvelle famille ne lui est d’aucun appui. Tous charrient l’enfant maudit. Tout est prétexte à lui rappeler qu’il est un enfant indésiré. Les bandits savent ce qu’il s’est passé. Ils savent que le gamin a connu pire que l’abandon. Le père a comme vendu son propre rejeton. Et c’est sujet à des moqueries qui sont autant de mutineries. Chaque réflexion le blesse dans tout son être de petit garçon. Il comprend que ses parents ne voulaient pas de lui. Il sait que sa nouvelle famille ne voit en lui qu’un outil. Un serviteur auquel on n’accorde pas la vie, auquel on a tout pris, jusqu’au prénom qui le faisait se sentir lui. Le petit être se sent objet. Et l’idée lui déplaît. Pour changer, il essaye de se fondre dans la masse. Accepte de goûter à cette vie qu’on veut lui faire mener. Mais au bout de quelques années, le garçon est déjà lassé. Et rien n’y fait ; il se sent toujours comme un étranger. Alors il change d’idée. Désormais, il mettra sa colère au service d’un but tout autre : il veut s’échapper. S’arracher aux griffes cruelles de sa destinée, tel est le nouvel objectif qu’il s’est fixé. Convaincu qu’une vie meilleure l’attend au-dehors, le martyr corrompu attend son heure. Elle viendra tardivement, tiraillé qu’est l’adolescent entre espoirs et tourments. Il s’envole pour mieux chuter, il s’évade pour se faire rattraper. La drogue, surtout, le maintient enchaîné. Il lutte vaillamment pour décrocher. Au prix d’années massacrées, celui qu’on surnomme Fury goûte enfin à la liberté.

Une liberté qu’il est bien décidé à embrasser jusqu’à se saouler. Il manque de se perdre définitivement, lui qui erre dorénavant sans savoir où aller. Il trouve son salut dans l’armée. Une nouvelle envie qui le fait exister, sans que rien puisse la contrecarrer. Le solide fantôme des catacombes a trop longtemps été privé de lumière. Sa santé est beaucoup plus malmenée que celle de ses coéquipiers. C’est étrange de voir cet intimidant colosse s’écrouler au moindre courant d’air. Ça n’arrange pas ses affaires. Mais il ne s’est pas hissé jusqu’ici pour abandonner au premier souci. Il prend sur lui. Il sait qu’il joue sa vie. Cette motivation lui suffit. Il redouble d’efforts, refuse de lâcher prise. Comme tout travail, le sien finit par payer. Il parvient à se hisser suffisamment haut pour rejoindre les rangs du Bataillon d’Exploration, le seul qui retienne vraiment son attention. C’est pour lui le début d’une ère nouvelle, d’une existence bien réelle. La routine n’existe plus, et il se donne à corps perdu. Franchir les murs et casser du titan, c’est une distraction qui dévore le temps. Qheops n’a guère le loisir de s’interroger sur son passé, son avenir, son identité. Malgré tout, ce métier exigeant ne remplit pas le trou béant qui le ronge inlassablement. Cette sensation de manque au creux de ses entrailles, que toutes les addictions du monde ne peuvent faire taire. Cet amer chagrin qui étreint son cœur et le fait suffoquer de douleur. Comme un morceau manquant au puzzle éclaté alors qu’il n’était qu’un enfant.