Tu détestais travailler de jour. C’était une véritable plaie, surtout ici, au milieu de la foule. Les rues étaient pleines, parfois même bondées. Tu ne pouvais pas évoluer librement, il y avait toujours une épaule pour te bousculer, une personne pour te rentrer dedans, malgré l’uniforme et le fusil sur l’épaule. Tu ne cessais de soupirer, de regarder l’heure, là-haut, sur le clocher, espérant sans doute très secrètement que la grande aiguille ne s’affole pour effacer cette heure unique qu’il te restait avant de pouvoir fuir cette responsabilité. La nuit, il ne se passait jamais rien, mais au moins tu pouvais respirer. De toutes façons, ces patrouilles n’étaient bien évidemment qu’une couverture, juste de quoi te faire passer pour un soldat des plus normal, alors qu’il n’en était rien là. Tel était ton secret.

Tu esquives, à droite, à gauche, tu retiens ton fusil lorsqu’une vieille dame en accroche la sangle avec son large sac. Ton attention est attirée par ces enfants qui courent près de toi, qui te forcent à te décaler encore légèrement sur la gorge, au point de ne pas le voir. Cet homme qui s’approche, qui finit par trébucher près de toi. Tu lui lances un regard. Le regard agacé que tu réserves à la population lorsque tu es dérangée. Un regard sévère, mais qui demeure poli. Pourtant, lorsque tu l’identifies, ton expression change. Et tu grimaces. Le dégoût t’envahi tout autant qu’un profond sentiment de haine mêlé d’agacement. « … Tu n’as jamais réellement eu d’imagination, Varian. » Tu le repousses, d’un coup sec. Tu refuses qu’il t’approche, encore moins qu’il se permette de te toucher. Tu pourrais le tuer, sur le champ, tu en as d’ailleurs très envie, de sortir cette dague fine qui se trouve le long de ta cuisse, bien cachée. Mais le simple fait de faire preuve d’une brutalité certaine alors que tu portes un uniforme te vaux déjà quelques regards, souvent désapprobateurs. « Qu’est-ce que tu fais ici, traître ? » Tu as baissé d’un ton, tu t’es penché en avant, ta main est venue chercher ta lame avec discrétion. Tu parles tout bas, tu ne veux pas spécialement que quelqu’un d’autre entende ça. Ça pourrait faire paniquer. « Pourquoi n’es-tu pas retourner te terrer au sous-sol comme le rat que tu es ? »

Tu prends le temps d’observer. De détailler. Il a l’audace de porter l’uniforme des Brigades Spéciales … Il peut se fondre dans la masse, il passe inaperçu, et il peut bien croiser des soldats qu’il connait, personne ne lui fera la moindre remarque parce que c’est son assassinat qui a été réclamé. Rien n’est officiel. Ça ne peut pas l’être avec la section douze. Pour le reste de ses membres, Varian est un traître qui mérite la mort, pour un soldat lambda, ce n’est toujours qu’un collègue dans son bon droit. Il sait trop de choses, Varian. Tout comme toi. Le sort qui l’attend, c’est ce qui attends n’importe quel combattant de la section s’il venait à avoir l’idée de trahir le Roi. Une fin discrète. Pas de funérailles. Juste un cadavre balancé dans un trou, une mort sans honneur.

Tu enrages. Tu sers les dents. Tu ne peux pas te montrer en spectacle, tu ne peux pas entrer dans une confrontation physique avec un autre soldat. Même si tu as envie de lui trancher la gorge et de le vider de son sang sur les pavés. « Comme si j’allais te laisser faire. » Il se mettait le doigt dans l’œil jusqu’au coude s’il pensait ça. Tu venais de lui tomber dessus – en fait, tu te doutais qu’il l’avait voulu – et tu ne le lâcherais plus. Pas avant de l’avoir exterminé. Tes doigts resserrent ton arme. Il ne trouve rien de mieux que l’insulte directe envers le Roi que tu admires tant … avant de disparaître, balançant à tes pieds un objet que tu t’empresses de ramasser. Un insigne tâché de sang. L’insigne des Brigades. Tu évites de justesse la lame qu’il lance dans ta direction, l’attrapant au vol. La paume de ta main s’en trouve coupée, mais hors de question de juste l’éviter au milieu d’une foule d’innocents … elle aurait pu tuer. Tu t’élances maintenant, tu bouscules, te fraye un chemin tout en hurlant le nom du soldat déchu. Tu ne le lâcheras pas. Il en est hors de question. Il va payer.

Il espère te toucher, t’énerver … ça pourrait marcher, mais tu te contiens. Tu es nerveuse, oui, mais tu sais aussi garder ton calme, autrement, tu n’aurais pas ta place dans la si précieuse section douze du Roi. Tu ne peux pas imploser au beau milieu de cette foule innocente, tu dois être plus professionnelle que ça, plus professionnelle que lui. Vous êtes devenu tout ce qu’il méprise, visiblement, dire qu’un jour, il avait ressenti la même fierté que toi de servir le Roi … Tu entends ses mots, mais ils ne provoquent qu’un soupire de lassitude profonde. Il ne peut plus vraiment jouer avec ça. Tu n’es même pas certaine de l’avoir réellement aimé, tu ne sais pas si tu es capable d’aimer. Tout se passait au lit, comme avec la plupart des hommes que tu as eu dans ta vie. Il peut bien parler d’amour, employer les surnoms qu’il veut, ce n’est pas pire que l’affront qu’il te fais, à toi, et au reste de la section en tuant des soldats des Brigades. Au fond, c’est ça le pire. Savoir ce qu’il fait, et le voir porter cet uniforme dont il n’est absolument plus digne. Il s’en sert comme d’un outil, il lui permet de se servir du respect qu’il inspire pour avancer, se glisser, se faufiler partout comme un rat.

Il a pris de l’avance, mais tu n’es pas du genre à lâcher l’affaire si rapidement. Tu espère simplement ne pas tomber sur d’autres soldats en patrouille, ils ne comprendraient pas, et Varian pourrait s’en sortir, tout simplement parce que personne, la section mise à part, n’est au courant de sa traîtrise. Tu le vois s’engouffrer dans une ruelle, tu luttes pour te dégagée de l’emprise de la foule et puis, tu fonces à sa poursuite. Tu esquives de justesse le métal qu’il te balance, quasiment au visage, et tu t’arrêtes nette face à l’arme qu’il pointe sur toi. Un sourire se dessine sur ton visage. « Sérieusement ? Tu crois vraiment que tu peux me toucher avec ça ? Comme ça ? Si facilement ? » C’est pas la première fois qu’on te braque avec une arme, vraiment, et ça il le sait. Tu es assez rapide pour éviter de te faire toucher. Assez habile aussi. « T’aurais plus de chance en mettant le canon directement dans ta bouche, crois-moi. » C’était presque offensant. Si bien que tu t’es approchée, sans réelle crainte, pour poser le bout de ton doigt sur le bout du canon.